C’est le début. Je me trompe tout de suite de direction. Alain, qui est compréhensif, me fait un signe. Nous engageons la conversation. Il me dit qu’au mois d’avril, il n’aura plus de boulot. Que ça ne tourne pas rond. Et me remet dans le droit chemin. Sans psychotropes, je vois deux petits culs blancs de bambis dans la forêt. Ça sent les champignons et le fût de chêne, le curcuma et la pisse de brebis. À NDDL, dans le bocage, nous confondions le bruit des tracteurs avec celui des chars. Ça nous faisait bien rire. Là, un hélicoptère vient me parler de la Plaine. Heureusement, il y a aussi les sonnailles. Avec le chat, je crois que la brebis est l’être vivant le plus rassurant de l’univers. Tu t’es déjà retourné pour voir s’il y avait quelqu’un derrière toi ? Devant moi, il y a Clément. Des yeux comme on n’en fait plus. Il a du sang séché sous les ongles et des saletés aux commissures des lèvres. C’est le premier que j’entends parler Basque. Belle langue. Le panneau t’indique deux heures, le berger te dit une heure. Il aura plu toute la journée.
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Alain me l’avait dit. Une vraie ville, c’est une ville où on trouve un Leader Price. Au bar de l’Europe, Pascal est sagittaire. Et Macron ne nous donne pas un rond. Il doit partir chez la coiffeuse, il faut bien prendre soin de soi, parfois. Je photographie Séverine, mon petit pigeon. Ça sent la maison de mamie, les tapis aspirés, la cuisine au vin rouge. Je reprends la marche. Ça y est, je vois les Pyrénées enneigés. Refus devant l’obstacle. Je mets une demie heure à traverser un gué. Je remercie Julien pour son bâton. Il me permet d’évaluer la tonne de boue sous mes chaussures et d’inquiéter les chiens. Est-ce que c’est ça, la différence ? Prendre soin des autres, traverser des chemins vivants, choyés ? Certaines tombes en terrain commun de Garindein sont considérées à l’abandon, et pourraient “nuire au bon ordre et à la décence du cimetière communal”. Comme une mise en péril rue d’Aubagne, mais pour ceux qui sont déjà morts. Ici, chaque jardin est bien peigné, mais chaque maison abandonnée peut être un refuge. Quel refuge accordons-nous aux vivants de Marseille ? Quelle probabilité y avait-il à ce que les immeubles s’effondrent maintenant ? Pour répondre enfin aux questions de l’hospitalité et de la bienveillance ? Qui se doit d’aimer ? L’ami, l’amant, le Pouvoir ? Il faudrait que je quitte Compostelle, parce que je jure sans arrêt et que j’aime trop les hommes pour passer mon chemin.
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J’arrive chez Martin et Jacqueline. Elle s’est engagée en 1972 dans un mouvement ouvrier qui permettait aux jeunes urbains de rencontrer et d’aider des paysans basques. Issue d’une famille de marins bretons, on sent en elle la répulsion du bourgeois. Ils se marient en 73. Martin est plus âgé. Sur 5 sens, il ne lui en reste que 2. L’ouïe et le toucher. Il met du piment partout pour darder sa bouche. Pour sentir, il touche.
Ma est à Beograd, dans le quartier des Kafanas. Elle est attablée aux Tri Sesira. Deux orchestres passent de table et table et jouent du tsigane serbe pour quelques backchichs. Après notre discussion, elle fermera les yeux et essaiera de viser juste dans une assiette de pieskavita avec la pointe de son couteau. Ya est à Marseille. C’est la racine. Il nous parle des effondrements de Noailles, et de la probabilité que les immeubles avaient de tomber à ce moment donné. Il nous est à tous difficile d’accepter l’impossible et le presque-impossible est difficile à penser. « Tu vas planter ton couteau. Par contre, c’est très important, tu ne dois pas viser. Tu dois planter ton couteau au hasard sur la table. Tu bois une dizaine de shlivovitsa, ça devrait être assez pour le hasard et pas trop tout de même, tu dois être en état d’atteindre la table. Pour comprendre la suite on commence par une autre situation : tu partages en deux parts égales, droite et gauche, la surface de ta table ; la probabilité que tu plantes à droite (indépendamment de tes orientations politiques) est de 1/2=0,5. 1 chance sur 2. C’est le rapport des aires qui compte. Maintenant revenons à l’événement E : « Tu plantes ton couteau exactement au point marqué ». Comme le point définit une surface d’aire nulle, le rapport des surfaces vaut 0. La probabilité que tu atteignes ce point est donc nulle. Pourtant il est possible que tu l’atteignes. L’événement E n’est pas un événement impossible mais il a une probabilité nulle d’avenir ! Et si tu traces trois milliards de milliards de lignes (mathématiques) sur ta table, c’est pareil : probabilité nulle que tu les atteignes (événement presque impossible) mais c’est possible que tu plantes ton couteau sur l’une d’elles tout de même (ce n’est pas un événement impossible). »
Moi, je marche. L’hélicoptère est toujours là. Je crois que j’ai perdu l’odorat
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Martin semblait obnubilé par ses murs de soutènement. Construire autour de chez soi pour ne pas être enseveli. Madame Berhouet vit seule à présent. Un camion plein de fuel à pris feu devant sa maison, et pffuitt, tout perdu. Dans quelle mesure l’âpreté nous reconstruit-elle ? Ça sent l’estive, le refuge, la cabane. Olha en Basque. Là où nous restons trois mois à la montagne, ici les bergers collectivisent l’alpage, un relai est passé tous les quatre jours.
Pour comprendre l’effondrement, il faut interroger le refuge. Ma, Ya et Yo conversent, toujours respectivement depuis Beograd, Marseille et Saint-Jean-Pied-de-Port. « Tes probabilités semblent scientifiques. Ok. Celles des spéculateurs du quotidien m’épuisent. Je prends refuge dans des endroits où je ne connais pas la langue. Ici c’est le cas. Conversations restreintes. Chez les tzigs, pareil. Je peux donc laisser aller… sans savoir. » « Merci pour le respect, mais ces spéculateurs se gavent grâce, entre autres, à mes probabilités. » « Porte d’Aix, descente, Belsunce. Le mistral a fait son boulot, éclaircir. Chibanis, la petite hajja toujours au même endroit, assise sur le trottoir. Parfums de makroudhs. Je m’enfonce par le bas de la rue d’Aubagne, soleil pleine face, les bars, les immenses casseroles, les affiches annonçant la manif de samedi, ce local pour réceptionner les dons, les gens d’ici. Au 59 côté impair, c’est bloqué, on est trop près des effondrés. Sortie par la rue de l’Académie, passage au Bar du Peuple. Je montre à la dame la fissure mise sous surveillance le 19 novembre ; elle ne sait pas si des experts sont passés, elle était en vacances. La plupart des immeubles évacués, à Noailles et ailleurs, étaient certainement des refuges. Des lieux où on s’arrête sans regarder l’état. Parce qu’on n’est pas en état de regarder. On se réfugie. On est des réfugiés. Ces lieux vont nous protéger. Du froid, des agressions du monde, de la police. Et puis ces lieux s’effondrent. C’est incroyable tout de même. Il faut se réfugier ailleurs. Où vont se réfugier les réfugiés des refuges qui s’effondrent ? La rue d’Aubagne par le haut. Les pompiers grattent l’immeuble du 69. Je croise Morgane et Kenlah. Ils sont blindés de gros sacs bleus et rouges. Ils débarrassent leur coloc du 62. Je remonte avec eux vers Notre Dame du Mont. Les hôtels y en a marre, squat chez des copains maintenant. On se dit à samedi pour la manif. » « Il fait -6, je me réfugie dans le chocolat liégeois de l’ancienne forteresse de Beograd. Apprendre à se réfugier. On a tous nos refuges, conscients ou inconscients. Et puis là, ça s’écroule pour eux, et plus rien. Qu’est ce qu’on emmène quand on part ? Encore faut-il avoir le temps de s’échapper avec quelque chose !? Les rroms arrivent toujours à se réfugier. Ils se re-réfugient constamment. Une capacité rapide à construire une cabane. Quand ils se font virer d’un endroit, ils réessaient à plusieurs endroits en même temps. Ils peuvent commencer à se poser, construire une baraque… Et parfois ça ne tient pas du tout. Expulsion direct. C’est Ion dans l’Essonne qui fonctionne comme ça. Le petit Bijou pleure et sa sœur Romina ne dort pas. L’appartement est trop blanc. Alors ils se sont fait une cabane sur la platz avec tout le monde. L’appart ça sert seulement à prendre des douches…”
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Ça sent le plastique brûlé et les vendanges tardives. Charles a pris la route il y a quatre mois, il croit en la Providence. Pas moi. Tous les gens que j’ai rencontré sur mon chemin étaient doux. C’est niais, hein ?! Quand l’un laisse sa porte ouverte, l’autre prépare un colis alimentaire ou va filer un coup de main chez sa voisine. Ils ne sont pas exceptionnels, ne réclament rien, vivent de peu. Ils sont là. Comment t’adresses-tu aux vivants ? Parfois, j’ai envie de les laisser tranquilles. A d’autres moments, je dis tu es beau. La première manif était celle de la peine. Les immeubles venaient de s’effondrer et nous avions la nécessité de nous effondrer ensemble. Je n’y étais pas, je n’ai presque plus de tristesse à donner. La seconde, c’était celle de la colère. J’éprouve de la colère. Je rentre dedans. Je ne tiens pas en place. J’ai besoin de crier, de détruire, de perdre, de tomber. Aujourd’hui c’est la troisième. On retrouve les copains, ça se prépare dans le calme. Tout le monde a sa place. Cortège de tête. Le silence de la manif, c’est fort. C’est une retenue momentanée pour donner un élan au grand cri à revenir. Huit familles encore en deuil. Battez vous, ne lâchez pas, l’argent est là, mais il n’est pas au bon endroit. Nous sommes tous des enfants de Marseille. Et puis, aller chercher une bière, s’éloigner, sortir, revenir. Bien sûr qu’on connait la réponse : gaz, dispersions, souricières, interpellations. Comment te dire que c’est bon ? Regarde la manière qu’on a d’être vivants, comme un rot qui sort enfin. Ne pas avoir peur, se sentir plus forts, plus nombreux. Être là, présent, à chaque moment, tout en entier et ne faire qu’un bloc. Nous sommes allongées. Combien de manifs à vivre encore ? Comment notre cri résonne t’il ? Ça sent le plastique brûlé, la terre et la transpiration. À Bidaray, dans la Nive, le Diable qui voulait parler Basque et n’y arrivait pas, s’est jeté de colère. Et nous, nous usons nos yeux à regarder. Ça pique.
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L’inconnu est sympa. Il m’emmène au concert. Il me parle et me crie dans l’oreille en m’envoyant du souffle sur la gueule. Le concert est moyen. Je ne pense qu’à la cocaïne. Qui t’a parlé de mi ? Bas me briga ! Rien à foutre. Je crois que je vous ai dit. Ma deuxième fois à Tri Sesiri, un mec m’a saoulée. J’en ai parlé au boss comme une bonne femme. Et ce soir après le concert, j’ai fait deux kafanas et suis revenue là. Le boss m’invite. Je prends comme une bonne pute. J’adore ça. J’ai encore faim. J’ai soif. Que garderons nous de ces inconnus ? Quelle trace ? Je rencontre Pantxi et Romain. Ils marchent tous les jours et se croisent. Pantxi marche plein ouest vers le chemin de sa marraine, il dit que c’est ancré dans son corps, il ne peut plus changer de direction. Romain a travaillé trois ans de nuit, Auchan la Défense. Jeux vidéo, trop de joints, de clopes, de déceptions amoureuses, pas assez de lumière. Chômage, RSA, coupure d’électricité. L’Etat conspire contre les gens d’en bas, tu sais. Et boum ! Entre Nice et Trévise j’ai rencontré un vieux monsieur. Je ne sais pas pourquoi je me souviens de lui, et juste de lui. Dans le wagon-couchette il m’a dit Petite, il n’y a que deux catégories de gens, les gens d’en haut et les caves. Nous, on est les caves. Je me souviens des autres grâce aux photos. C’est bien de rencontrer sans rien savoir de l’autre. En même temps c’est un peu une fiction. Le simple fait de se trouver au même endroit, au même moment, nous dit quelque chose de l’autre.
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La marche est terminée. Ça sent l’océan, rien que l’océan. Fin du disque lunaire. « Mais c’est toi que j’ai vu hier à Saint Pée ?! » Les vivants sont marrants. Et observateurs. Ya et Ma ne se connaissaient pas avant Azimut. J’étais à l’intersection. Quelle probabilité avions-nous de nous croiser, de nous aimer ? Malgré le voyage, j’avais besoin de rester en lien avec ma ville, Marseille, au moment précis où elle lutte pour exister après les effondrements de la rue d’Aubagne, et les presque 1500 expulsions concomitantes.
Quelle est la probabilité que « Yo, Ma, Ya se rencontrent ? On commence à deux, Yo et Ma, YoMa. Correspondance de temps et de lieu, se trouver au même moment dans un même lieu. Se voir, être à distance suffisamment rapprochée et que les champs de visions s’intersectent (le champ de vision humain est d’environ 150°, dont 120° en binoculaire -le reste en monoculaire). Être disposés à la rencontre. La probabilité P(YoMa) est nulle. C’est pas triste. Par contre, si l’ensemble (appelé aussi univers) des possibles est fini, alors l’événement YoMa devient impossible. Ça c’est triste. La solution est donc de penser l’univers des possibles infini car là, un événement à probabilité nulle (presque possible) devient possible. Penser le temps, ou l’espace, ou les deux, infinis, rend toute rencontre possible. Celle de Yo et Ma en particulier. Pour YoYa, même histoire, probabilité nulle. Enfin, sachant « YoMa et YoYa » réalisés, la probabilité de YoMaYa est de 1. YoMaYa devient un événement presque certain. Mais pas certain : l’ensemble des possibles étant pensé infini pour espérer nous rencontrer deux à deux, la rencontre des trois, même à probabilité 1, peut ne pas advenir. C’est le prix à payer. »